Krousar Thmey : Comment cette ONG réussit son départ et change les mentalités de tout un pays

14 Mai 2019 | Humanitaire

La mission d’une ONG est de répondre à un besoin humanitaire non couvert par l’Etat du pays d’intervention. Mais il y a une autre mission, moins mise en lumière et moins connue : celle de transmettre ce qui a été fait par l’ONG à l’Etat ou à d’autres structures locales et de quitter le pays. Cette passation est souvent difficile voire impossible pour de nombreuses ONG. Elle est pourtant inévitable dans le nécessaire renforcement du rôle de l’Etat envers ses concitoyens et sa responsabilisation dans la réponse à l’aide.

Avec près de trente années d’existence, l’Organisation Non Gouvernementale de protection de l’enfance et d’éducation d’enfants sourds ou aveugles Krousar Thmey quitte le Cambodge et remet les clés de ses programmes au gouvernement. Récit d’une histoire extraordinaire.

Retour en arrière

1991 – Le Cambodge est en guerre civile depuis 21 ans et des accords de paix peinent à se concrétiser. Le conflit fait plusieurs millions de morts et de réfugiés, réfugiés qui se retrouvent pour la plupart dans des camps à la frontière avec la Thaïlande.

Au même moment, Benoît Duchâteau-Arminjon est en poste à Bangkok comme contrôleur de gestion. Il soutient un programme d’aide aux réfugiés Cambodgiens. Lors d’une visite dans le camps de Site II, c’est le choc. 215 000 personnes dont 50% d’enfants de moins de 14 ans vivent sur 7,6 km2, derrière des barbelés. Il réalise qu’il peut faire plus que de verser un peu d’argent. Il prend une année sabbatique, vient enseigner la comptabilité à des adultes dans le camp de Site II et crée avec des Cambodgiens des petites structures d’accueil d’orphelins ou d’enfants abandonnés. Dès le départ, il réfléchit aux moyens d’impliquer les Cambodgiens et l’environnement de ses structures pour, à terme, arriver à une passation.

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©Krousar Thmey

28 plus tard, Krousar Tmey est devenue l’ONG Cambodgienne la plus importante pour la prise en charge et l’accompagnement d’enfants orphelins ou des rues, de la promotion de la culture Khmère à travers son art mais surtout pour avoir créé et développé toute l’éducation des enfants sourds ou aveugles du Cambodge.

Ce programme d’éducation est à lui seul une véritable révolution au sein de la culture Khmère, notamment dans l’acceptation du handicap – fait de la croyance au karma dans les religions orientales. Le handicap est une conséquence d’actes négatifs commis dans une autre vie. Krousar Thmey a permis à ces enfants d’être reconnus, d’avoir le droit de recevoir une éducation et un enseignement. L’ONG a réussi à faire du handicap une cause nationale.

L’ONG a monté des écoles spécialisées, développé la langue des signes et le braille pour la langue Khmère, formé des enseignants et développé le programme novateur des classes d’inclusions d’enfants sourds ou aveugles avec des enfants voyants et entendants.

Aujourd’hui plus de 3000 enfants sont accompagnés dans l’ONG dans 14 provinces du Cambodge. Près d’un tiers de ces enfants bénéficient de l’éducation pour enfants sourds ou aveugles.

Ce programme d’éducation est maintenant en cours de passation au gouvernement Cambodgien avec une remise symblique des clés des écoles au Premier Ministre Hun Sen dans quelques semaines.

Benoît Duchâteau-Arminjon, fondateur de Krousar Thmey nous livre comment il s’y est pris pour réussir la transmission de ses projets.

Nous avons créé de la confiance et du respect

Amail Bendedda : Comment le transfert des programmes au gouvernement a-t-il été possible ?

Benoît Duchâteau-Arminjon Dès le début, il y avait une évidence : des projets développés pour les Cambodgiens par les Cambodgiens afin que ceux-ci puissent s’approprier les projets. Alors, donner un nom Khmer à l’ONG était la base. Ce qui compte, c’est que l’ONG porte un nom compris par les Khmers, quitte à ce que ce soit un nom à coucher dehors pour les donateurs et bailleurs de fonds étrangers.

Ensuite, cela a été d’honorer les trois valeurs qui représentent Krousar Thmey – Identité, Dignité et Intégration. L’intégration est un élément extrêmement important dans le succès de la passation. Dès le départ, il n’y a eu que du personnel cambodgien au contact des enfants qui travaillait en collaboration avec les autorités du camp. Lors des évènements, comme l’inauguration d’une exposition sur le patrimoine khmer à destination de l’ensemble des enfants des camps, nous avons aussi invité les autorités thaïes, armée et police, gardiennes des camps. Au lieu de travailler de façon indépendante et cachée, nous avons travaillé de façon transparente et nous avons créé de la confiance et du respect. C’était inédit à l’époque tant du côté khmer que thaï. Il y avait de la méfiance de part et d’autre. J’ai choisi la confiance et le travailler ensemble. Cela nous a permis notamment d’obtenir les autorisations de passage entre les camps de réfugiés et le Cambodge, à un moment où la frontière était officiellement fermée.

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© Krousar Thmey

Un ratio de 1 expatrié pour 100 employés nationaux

Avant le rapatriement, j’ai été négocier, avec le gouvernement de Phnom Penh, la reconstruction de petites structures indépendantes d’orphelinat, leur conservant une taille humaine. Face à la méfiance du gouvernement vis à vis des étrangers et de ceux qui étaient vus comme des opposants politiques et qu’ils voulaient « noyer » dans les grands orphelinats d’État, j’ai proposé la nomination d’un représentant de l’administration au sein de chacune de nos structures à même de contrôler et rendre compte de la justesse de nos actions, de l’absence d’un côté politique partisan, mais aussi de faire remonter et disséminer des idées novatrices : intérêts des formations d’arts, justesse et efficacité des petites structures par rapport aux grandes institutions d’orphelinat d’État…

De plus, les collaborateurs de Krousar Thmey sont en quasi-totalité des collaborateurs nationaux avec un ratio de 1 expatrié pour 100 employés nationaux. Les employés nationaux sont positionnés à des postes clés dans l’organisation. Les volontaires étrangers ne travaillent pas avec les enfants mais viennent en soutien dans les tâches administratives, recherche et gestion des fonds notamment.

A partir de ce moment, l’ONG était considérée comme une structure locale et ne représentait pas un danger.

L’intégration de personnel d’État ayant fait ses preuves, elle a été conservée et étendue à tous les programmes que nous avons mis en place. A chaque fois, des personnes du gouvernement travaillent à temps partiel pour l’ONG. Cela nous a permis de créer des ponts entre l’administration et nous et a facilité les collaborations : nous sommes davantage en ligne avec la politique du gouvernement et ces personnes jouent le rôle d’ambassadrices de l’ONG auprès des hautes instances.

L’Etat a créé en son sein une entité (…) qui travaille au transfert et à l’intégration des écoles

Quel a été l’élément déclencheur de ce départ ?

 En 2011, Krousar Thmey fêtait ses 20 ans. J’ai pris conscience que le pays était en voie fulgurante de développement et qu’il était temps d’impliquer encore davantage le gouvernement pour atteindre un jour le transfert de ces projets aux Khmers. Lors de la cérémonie d’anniversaire, j’acceptais de m’engager encore dix ans à titre bénévole à condition qu’un processus progressif de transfert se mette en place. Un protocole d’accord a été signé avec le Premier Ministre et le Ministère de l’Education Nationale. La première étape de ce processus était le rattachement de l’ensemble du personnel des écoles aux listes du personnel du ministère de l’éducation et le versement par ce dernier de salaires. Les écoles étaient ainsi acceptées comme étant de mission publique.

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© Krousar Thmey

Où en êtes-vous aujourd’hui ?

Un deuxième protocole d’accord a été signé en 2016 et cette fois, le gouvernement s’est engagé à reprendre toutes les écoles d’ici à 2020.

Pour ce faire, l’Etat a créé en son sein une entité : le NISE – National Institute for Spécial Education. Cet institut travaille au transfert et à l’intégration des écoles pour enfants sourds ou aveugles de Krousar Thmey dans l’Education Nationale.

D’ores et déjà, certaines écoles Krousar Thmey portent un nom gouvernemental.

Les collaborateurs (…) sont très fiers de ce qu’ils ont accompli

Que va-t-il se passer pour les employés de Krousar thmey ?

Tous les enseignants, déjà rattachés au statut de fonctionnaires depuis 2011, seront titularisés par le ministère comme professeurs spécialisés. Afin de compenser l’arrêt de l’aide par Krousar Thmey, un statut de professeur spécialisé avec des primes spécifiques est en cours de préparation.

Pour le personnel administratif d’appui aux écoles, une intégration à la fonction publique se fait au cas par cas.

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© Krousar Thmey 

Comment le vivent-ils ?

Ils ont été intégrés au processus dès le début et nous avons toujours été transparents. Ils sont très fiers de ce qu’ils ont accompli et de pouvoir être reconnus par leur gouvernement en devenant fonctionnaires.

Et vous, comment le vivez vous ?

Je suis très content de passer la main, que le gouvernement fasse siens ces projets pour et par les citoyens Khmers.

Les ONG parlent souvent de risques d’effondrement de la qualité, voire même de cessation des activités à la suite d’une passation.

Quelle est votre position là-dessus ?

Je comparerai la passation à un enfant qui quitte le foyer parental. Oui il y a des risques que l’enfant ne s’en sorte pas, qu’il ne fasse pas tout bien. Mais comme il a été accompagné et qu’il a intégré l’importance de certaines pratiques, il y a de grandes chances qu’il arrive à se débrouiller tout seul, même si cela demande une période d’adaptation, pendant laquelle, de loin, un soutien peut être apporté de façon sporadique.

Le gouvernement Cambodgien est fier de ces programmes et tout, depuis l’intégration au budget jusqu’à la communication publique, laisse entrevoir que ces projets font dorénavant partie de la politique du gouvernement. Deux personnes de Krousar Thmey resteront quelques temps en appui au gouvernement pour le suivi des projets. Ces personnes sont des anciens fonctionnaires qui travaillent depuis plusieurs années avec l’ONG.

Le programme de soutien culturel a démarré un processus de transfert également et les autres programmes de Krousar Thmey (ceux liés à la protection de l’enfance) sont poursuivis par l’ONG pour l’instant avec un désengagement progressif.

Amail Bendedda

Benoît Duchâteau-Arminjon, fondateur de l’ONG Krousar Thmey

Pour aller plus loin

Site internet : www.krousar-thmey.org

Ouvrages

2016 : Le Cambodge de Monsieur Rathanak, co-écrit avec Elsie Herberstein, Justin Creedy-Smith et Damien Chavant (Editions Jalan)

2011 : Un humanitaire au Cambodge – Krousar Thmey une Nouvelle Famille (éditions du Pacifique), écrit par Benoît Duchâteau-Arminjon. Préface de Gérard Klein, postface du Dr Xavier Emmanuelli.  Traduction du livre en Khmer, Braille khmer et anglais.
2005 : Les ONG occidentales au Cambodge, la réalité derrière le mythe, de Sabine Trannin (éditions L’Harmattan)
2003 : Sept mois au Cambodge, de Chan Keu, Lisa Mandel, Sylvain-Moizie, Lucie Albon. Éditions Glénat
2000 : L’espérance autour du monde, Christian de Boisredon, Nicolas de Fougeroux, Loïc de Rosanbo. (Editions Presses de la Renaissance)

1999 : Cambodge, carnet de voyage, de Elsie Herberstein, Justin Creedy Smith, Damien Chavanat. Éditions du Seuil

 

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